La recherche des frontières du Droit suscite deux problèmes concomitants. Premièrement, un problème purement quantitatif: y a-t-il des objets du monde matériel ou idéel, qui doivent demeurer par définition ou par convention — en dehors de tout intérêt pour le juriste? Deuxièmement, un problème qualitatif: le Droit est-il une notion toujours identique à elle-même ou bien faudrait-il plutôt discerner à l΄intérieur du juridique des niveaux ou des zones d΄existence ou d΄intensité impliquant des différences dans le caractère et l΄usage du jugement? Dans cette dernière perspective, ce qui intéresse au premier chef ce n΄est pas tant le nombre d΄objets ou de matières — que l΄on peut supposer initialement limités ou illimités — mais le degré d΄appropria-tion ou seulement le mode d΄appropriation de ces objets ou matières par le Droit. Si cette perspective est valable, il ne conviendrait plus de parler seulement de Droit et de non-Droit, mais aussi d΄un Droit plus ou moins authentique, d΄un Droit plus ou moins juridique et même d΄un faux Droit.
Pour ce qui est de la philosophie kantienne, le problème des frontières du Droit est dominé, certes, par la distinction fondamentale entre la philosophie théorique et la philosophie pratique; distinction qui permet à Kant de placer, à partir de l΄idée de liberté et d΄autonomie, les lois pures de la Morale et les «lois naturelles du Droit», c΄est-à-dire l΄appropriation privée des biens et la liberté des contrats, au même niveau de rationalité. A ce niveau, et tout en se différenciant par les critères d΄intériorité ou d΄extériorité, les deux groupes de lois convergent vers le même idéal de liberté négative, les règles et les préceptes juridiques représentant le minimum nécessaire de l΄ordre éthique global. Partisan du libéralisme, l΄auteur de la Critique n΄accorde ainsi, principiellement, au Droit qu΄un champ d΄application limité, en exclusion de toute idée de droit équitable ou d΄interventionisme étatique pouvant porter atteinte à la société concurrentielle libre. Toutefois, il se voit obligé de greffer à son arbre éthique une branche de «lois positives strictes» — lois non déductibles rationellement, ainsi que l΄accomplissement, de la part de l΄État, de devoirs «pragmatiques» de bienfaisance pour les pauvres et les déshérités. Ces tempéraments, sans infirmer l΄orientation fondamentalement individualiste et anti-interventioniste du système ne sont pas sans apporter un certain trouble ou confusion aussi bien à la philosophie juridique qu΄à la philosophie morale de Kant.
Pour approfondir la philosophie juridique de ce dernier, la référence à la doctrine des économistes libéraux est suffisante. Le recours aux idées de Rousseau est nécessaire, au contraire, pour la compréhension de celle de J.-G. Fichte; et ce dès la première phase de sa philosophie, qui reste encore dans le sillage de l΄idée kantienne de liberté négative. Dès cette période, toutefois, Fichte a été amené à reconsidérer entièrement le concept d΄autonomie et de personne à partir de l΄idée d΄un droit fondamental de travail et d΄existence. L΄autonomie de la personne est conçue, finalement, moins comme une présupposition rationnelle de l΄ordre juridique que comme le but et la conséquence d΄un tel ordre, pensé et élaboré désormais à l΄écart de la théorie des automatismes sociaux et économiques. La liberté de la personne est mesurée elle-même selon des critères quantitatifs et réalistes; elle trouve son expression dans la reconnaissance d΄un droit fondamental au loisir en faveur de tout homme. Tournant le dos aux économistes libéraux, Fichte élargit ainsi considérablement les frontières des règles et des contraintes juridiques. Cependant il lutte désespérément jusqu΄au bout pour montrer que l΄autonomie de la personne demeure toujours fondement inébranlable de son syllogisme. Il pense que la reconnaissance d΄un droit de liberté intellectuelle illimitée se suffirait d΄elle-même pour écarter les abus éventuels du Pouvoir; il a recours, également, à divers procédés de contrôle institutionalisé des gouvernants (Ephorat), procédés plutôt médiocres et qui n΄atténuent en aucune façon le caractère autoritaire de son projet socialiste. Il ne cesse, pourtant, d΄affirmer que «l΄homme traverse l΄État sans se perdre en lui». Théoriquement, l΄idée d΄individu et de personne, est toujours appelée à tracer la limite idéale où viennent se briser toutes les contraintes extérieures, bien que ces contraintes s΄avèrent nécessaires pour réaliser le règne du personnalisme intégral postulé par le philosophe.